En Turquie, « le procès Gezi a retourné une partie de l’opinion contre Erdogan »
Le procès des militants du parc Gezi a suscité un vif émoi au sein de la société civile en Turquie. Soulagement, mardi, à l’annonce de l’acquittement, puis un sentiment d’acharnement quand le philanthrope Osman Kavala est de nouveau arrêté dans la foulée. Qui est ce mécène, devenu ennemi personnel du président Erdogan ? Interview avec le politologue Ahmet Insel.
La justice turque a réservé à Osman Kavala, mécène réputé de la société civile en Turquie, un coup de théâtre spectaculaire. Son acquittement dans le procès du parc Gezi était-il à peine prononcé, mardi 18 février, par le tribunal de Silivri, près d’Istanbul, qu’un nouveau mandat d’arrêt était émis par le procureur.
Qui donc est Osman Kavala, que le président Recep Tayyip Erdogan fustige nommément dans ses discours comme le « Soros turc » ? Éléments de réponse avec l’un de ses amis de longue date vivant en France, Ahmet Insel, politologue, professeur à la retraite de l’université Galatasaray et éditeur.
France 24 : Où se trouve Osman Kavala à l’heure où nous parlons ?
Ahmet Insel : Osman Kavala est retourné à la prison de Silivri. Son moral est très bon. La situation est particulièrement ubuesque : il était en train de préparer ses affaires pour quitter la prison, mardi après-midi, quand il est de nouveau mis en accusation dans une autre affaire. Mercredi soir, le juge des libertés a ordonné sa mise en détention provisoire. Il a demandé via son avocat que son ancienne cellule lui soit réservée, et il l’a retrouvée. Il y a des gens qui réservent des chambres d’hôtel, d’autres réservent une chambre de prison, dit-il en plaisantant. Il n’a pas subi de mauvais traitements.
Comment expliquer ce revirement judiciaire ?
Pendant le procès d’Osman Kavala, la société civile s’est fortement mobilisée. Les prises de parole se sont multipliées. C’est peut-être pour cette raison que l’acquittement a été ordonné, parce que les événements prenaient une tournure telle, que l’ancien président Abdullah Gül [avec Recep Tayyip Erdogan pour Premier ministre, NDLR], a déclaré qu’il avait toujours eu une sympathie pour le mouvement Gezi. Cette déclaration était très surprenante. Le procès Gezi se retournait contre Erdogan.
Mais que s’est-il passé entre le matin et l’après-midi du 18 février, au tribunal de Silivri ? C’est un mystère. Il est fortement probable que l’acquittement ait été ordonné par l’entourage d’Erdogan, tout comme l’arrestation qui a suivi. Pour quelle raison ? Je ne parviens pas à comprendre. Toute la procédure pénale est totalement en infraction, rien n’est respecté de A à Z.
Pourquoi Osman Kavala est-il l’objet d’un tel acharnement judiciaire ?
C’est une haine personnelle de Recep Tayyip Erdogan. Il a une dizaine de personnes dans son point de mire, pour des raisons diverses. Osman Kavala est un éminent homme d’affaires, qui mobilise ses moyens pour dynamiser la société civile en relation avec les organisations européennes. Erdogan l’a encore redit mercredi : il pense qu’Osman Kavala est le Georges Soros turc [en référence à Georges Soros, philanthrope américain d’origine hongroise, qui finance des actions via sa fondation Open Society].
Soros et Kavala ont-il des liens ?
Ténus. Osman Kavala était un des membres du conseil d’administration de la Fondation Open Society en Turquie créée en 2008 [et fermée en 2018 sous la pression du gouvernement, NDLR]. Il a dû rencontrer deux ou trois fois Georges Soros, mais n’est pas en contact direct avec lui.
Osman Kavala représente, dans un régime paranoïaque ultra-nationaliste, la tête de Turc idéale : il est riche, blanc, en contact avec les organisations européennes. Il finance et soutient les activités de la société civile, est sensible aux questions kurdes, arméniennes et des minorités. Pour Erdogan, il est la figure du mal, l’émanation d’un complot international.
Osman Kavala était pourtant peu connu du grand public avant son arrestation en 2017…
Oui, il a toujours refusé d’être au premier plan, contrairement à beaucoup d’autres hommes d’affaires. Il préfère être dans l’action, dans la société civile, le « grassroots » comme disent les anglo-saxons. Il a toujours eu des aspirations de gauche, socialiste, je le crois profondément pacifiste et altruiste. Il croit sincèrement aux vertus de la solidarité pour la transformation sociale, au soutien aux plus faibles et aux minorités. Mais il s’est toujours tenu à distance de la politique.
Dès le milieu des années 1990, Osman Kavala est dans le viseur de la droite ultranationaliste turque, qui a inventé l’expression du « milliardaire rouge ». C’était quand il avait initié des actions de soutien aux Kurdes pour la reconnaissance de leur identité et de leur langue, la Fondation Anadolu Kültür. Il avait même ouvert un centre culturel à Diyarbakir, ville kurde.
Il faut attendre 2013 pour que Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, le désigne nommément comme son ennemi. Auparavant, il ne portait pas Osman Kavala particulièrement dans son cœur, mais ne lançait pas d’attaque personnelle. Erdogan a perçu la mobilisation de Gezi comme une action similaire aux révolutions en Ukraine, Géorgie, etc., fomentées selon lui par Georges Soros ou des fortunes internationales.
À présent, en cherchant à assimiler Osman Kavala à la tentative du coup d’Etat de 2016, le pouvoir le range de fait parmi les Gülenistes ?
C’est une énorme erreur. Car Osman Kavala a toujours été un farouche anti-Gülen, dès les années 1990, à une époque où beaucoup de libéraux étaient ambivalents. Il trouvait cette confrérie très dangereuse. Aujourd’hui, l’amalgame avec Fethullah Gülen concerne tous ceux qui sont susceptibles de déranger le régime, c’est l’accusation passe-partout de trahison, un peu comme lorsque Staline se méfiait de son entourage dans les années 1930.
Régulièrement en Turquie, les purges reprennent, elles reviennent à peu près tous les mois. Recep Tayyip Erdogan veut maintenir cette pression, il voit des ennemis gülenistes partout. Le taux d’incarcération a doublé depuis 2001. On estime à plus de 250 000 le nombre de personnes en prison aujourd’hui, contre 100 000 il y a vingt ans.
Priscille LAFITTE