Les manifestants irakiens continuent jusqu’à la chute du régime pro-iranien
Les manifestants irakiens, engagés dans un bras de fer avec la classe politique depuis le 1er octobre, entendent poursuivre leur mouvement jusqu’à « la chute du régime », jugé corrompu et à la solde de l’Iran.
Alors que la contestation contre le pouvoir s’est durcie en Irak, avec de nouvelles victimes parmi les manifestants et une grève générale qui paralyse le pays, la colère de la rue cible de plus en plus le puissant voisin iranien. Y compris dans le sud du pays, majoritairement chiite.
Soutien de plusieurs partis politiques et groupes armés irakiens, dont certains sont membres de la coalition gouvernementale, comme le Hachd al-Chaabi, un groupement de paramilitaires dominé par les milices chiites, l’Iran est accusée d’ingérence dans les affaires du pays.
Après la chute du régime totalitaire de Saddam Hussein en 2003, provoquée par l’invasion américaine, Téhéran a étendu son influence politique et économique (l’Irak est le premier partenaire économique de l’Iran) chez son voisin. Desdirigeants chiites, souvent exilés en Iran, dominent alors le nouveau pouvoir installé à Bagdad.
Dans les manifestations qui ont provoqué la mort de 270 personnes depuis le 1er octobre à Bagdad et dans le sud du pays, l’hostilité contre la République islamique se retrouve dans les slogans scandés par les protestataires. En plus de leurs revendications économiques et sociales, ils disent vouloir se débarrasser de la présence iranienne dans le pays et d’un « régime mis en place par Téhéran ».
« On assiste actuellement à une révolution qui va rebattre toutes les cartes dans le pays et dans la région, et c’est une menace réelle pour l’Iran qui détient le pouvoir en Irak depuis 2003, explique à l’historien Omar Mohammed, créateur du blog « Mosul Eye ». À travers leurs slogans et leurs actions, les manifestants expriment leur rejet de l’influence iranienne, mais aussi de toute ambition de Téhéran qui vise à garder sous son contrôle le pouvoir et l’élite politique du pays ».
Dans la nuit du 3 au 4 novembre, dans la ville sainte chiite de Kerbala, à 100 kilomètres au sud de Bagdad, des protestataires ont tenté d’incendier le consulat d’Iran. Ils ont déployé des drapeaux irakiens sur le mur d’enceinte du bâtiment oùils ont écrit « Kerbala libre, Iran dehors », Quatre manifestants ont été tués lors de ces évènements.
Lundi, des heurts meurtriers ont éclaté dans la capitale, sur des ponts menant à l’ambassade d’Iran, le siège du gouvernement et les ministères des Affaires étrangères et de la Justice.
Ce n’est pas la première fois que la mainmise iranienne, également pointée par les Occidentaux, est dénoncée en Irak. En septembre 2018, à Bassora, dans le sud chiite, des centaines de manifestants avaient mis le feu au consulat iranien et s’en étaient pris à des partis et groupes armés pour la plupart proches de l’Iran, lors d’une vague de protestations contre la corruption et la déliquescence des services publics.
« Pourquoi l’Iran est-elle à ce point visée par les manifestants ?
Parce que la République islamique a infiltré la classe politique et la société irakienne partout dans le pays, de Nadjaf à Souleimaniye, et de Bassora à Erbil, les Iraniens se sont déployés dans la totalité du corps social irakien à travers des centres éducatifs et culturels, des consulats et des universités », indique Adel Bakawan, directeur du Centre de sociologie de l’Irak, Université de Soran et auteur de « L’Impossible État irakien », publié en mars 2019 aux Éditions L’Harmattan.
Et d’ajouter : « il existe plus d’une soixantaine de milices institutionnalisées dans le pays, et près de 80 % d’entre elles sont pro-iraniennes et soutenues par Téhéran. Or, aujourd’hui, ce n’est qu’en passant à travers le filtre milicien qu’un jeune Irakien peut espérer avoir une perspective d’emploi et une reconnaissance sociale ».
En réaction à la crise qui déstabilise le pouvoir irakien, et aux manifestations en cours au Liban, le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, a évoqué un complot international, dans un discours prononcé le 30 octobre. Il a notamment accusé les États-Unis, Israël et « certains pays occidentaux » d’être à l’origine « des troubles » que traversent ces deux pays, et dans lesquels Téhéran compte de puissants relais.
La teneur du discours du guide suprême a été rejeté par les manifestants irakiens, dont la mobilisation spontanée aux accents patriotiques résulte d’une crise sociale sur fond de marasme économique.
« Les récents propos de Khamenei ont provoqué une réaction inverse de celle qui était recherchée, dans le sens où il a attisé la colère des manifestants et la contestation contre l’influence iranienne, souligne Amar Al Hameedawi, journaliste originaire d’Irak . Le peuple irakien rejette toute idée de complot ainsi que ceux qui la défendent, et ne veut plus être associé aux guerres régionales du voisin iranien, ni à son conflit avec les États-Unis ».
Outre les commentaires et les sous-entendus du guide suprême iranien, les fréquentes visites en Irak durant le mois de contestation écoulé du général iranien Qassem Soleimani, l’influent commandant de la force Qods, chargée des opérations extérieures des Gardiens de la Révolution, ont ulcéré les manifestants. D’autant plus que plusieurs leaders irakiens se sont également rendus en Iran pendant la crise, comme le leader chiite Moqtada al-Sadr.
Alors que le pays s’enlise dans une impasse politique, et qu’aucune perspective de sortie de crise ne semble se dessiner, Téhéran est accusé de chercher à maintenir au pouvoir le Premier ministre irakien, Adel Abdel Mahdi, nommé à ce poste à la suite d’un accord tacite entre l’Iran et les États-Unis, l’autre puissance fréquemment accusée d’ingérence en Irak. Signe de la volonté iranienne, en plein bras de fer avec les États-Unis, de défendre un système et un régime partenaire dont le peuple réclame la chute.
« La République islamique a beaucoup investi en Irak, politiquement et économiquement. Le pouvoir iranien n’est pas près de renoncer à sa mainmise sur le pays car il s’agit pour elle d’une question géopolitique de sécurité nationale. Il ne faut donc pas écarter un scénario dans lequel la force serait employée, directement ou indirectement, pour défendre des acquis stratégiques », conclut Adel Bakawan.