Les taux de suicide augmentent en Turquie en raison de la crise financière et de l’instabilité politique
Après trois cas de suicides familiaux très médiatisés, de nombreux observateurs ont tôt fait d’affirmer que le pays faisait face à une épidémie de suicides sans précédent, en raison notamment de la crise économique. Pourtant, les chiffres sont bien plus nuancés.
Le suicide est-il en train de devenir un problème de santé publique majeur en Turquie ? La question déchaîne les passions après la série de suicides collectifs qui touchent le pays depuis le début du mois. Le 5 novembre, quatre frères et sœurs âgés de 45 à 60 ans ont mis fin à leur jour dans leur appartement de Fatih, à Istanbul, en ingérant du cyanure. Selon la presse, les victimes faisaient face à d’importantes difficultés financières, au point que l’électricité leur avait été coupée environ deux mois avant le drame.
Moins d’une semaine plus tard, c’est un couple et ses deux enfants de cinq et neuf ans qui étaient retrouvés morts à Antalya. Le père, un informaticien au chômage depuis près d’un an, avait laissé une note manuscrite : « Je m’excuse auprès de tous, mais il n’y a rien d’autre à faire. Nous mettons fin à nos vies. »
Alors que la polémique prenait de l’ampleur, un troisième suicide familial a été annoncé vendredi dernier, par le bureau du district de Bakirkoy, à Istanbul. Selon les autorités, le père de famille, souffrant de dépression et en proie à des difficultés financières, aurait empoisonné sa femme et son enfant avant de se donner la mort.
Pour les opposants à l’AKP, aucun doute : cette série macabre est la résultante de la politique d’Erdogan. Dans une tribune publiée par le Guardian, l’écrivaine Elif Shafak écrit : « La crise financière et l’instabilité politique ont un impact dévastateur sur la façon dont les gens perçoivent non seulement le présent, mais aussi leurs espoirs d’un avenir meilleur. […] Chaque fois que la démocratie s’effondre et que les Droits de l’homme, la liberté d’expression, la diversité et le pluralisme sont bafoués, la confiance en soi est également ôtée des hommes. »
Dans la presse internationale et sur les réseaux sociaux, ils sont nombreux, comme le souligne RFI, à pointer du doigt la période compliquée que connaît actuellement le pays sur le plan économique : un chômage à 14% (en hausse pour le quatrième mois d’affilée), une croissance qui peine à repartir, et une inflation annuelle qui flirte toujours avec les 10%. Dans un communiqué en réaction à ces suicides hautement médiatisés, le député CHP Veli Agbaba remarque : « Selon les statistiques officielles, plus d’un demi-million de personnes ont perdu leur emploi au cours de la dernière année. Compte tenu du coût de la vie croissant et du chômage élevé, nos citoyens traversent une période de difficultés financières maximales. »
Est-il pourtant judicieux de faire le lien entre suicide et problème économique ? Tout en admettant l’influence du « repli économique et des troubles politiques », Steven Pinker, professeur de psychologie à Harvard, rappelle dans Le triomphe des Lumières, son dernier ouvrage : « Dans la pratique, les taux de suicide sont souvent insondables. La tristesse et les affres dont une personne pense se délivrer par le suicide altère également son jugement, de sorte que ce qui devrait constituer la question existentielle ultime dépend bien souvent de la question très prosaïque de la facilité avec laquelle il est possible de passer à l’acte. » Et de remarquer : « Le taux de suicide d’un pays peut monter en flèche à mesure qu’une méthode pratique et efficace devient largement disponible, comme le gaz en Angleterre dans la première moitié du 20e siècle, les pesticides dans de nombreux pays en développement et les armes à feu aux Etats-Unis. » Abondant dans ce sens, la presse pro-gouvernementale a appelé à interdire la vente de cyanure, qui a été utilisé dans chacun des trois cas de suicides évoqués.
Au-delà de la question du passage à l’acte, est-il correct d’affirmer que la Turquie fait aujourd’hui face à une épidémie de suicides ? Voire même, comme l’affirme Elif Shafak dans sa tribune, que « depuis 2012, les taux de suicide ont considérablement augmenté [dans le pays] » ? En réalité, les chiffres sont nettement plus nuancés. De 2003 à 2011, le nombre de suicides est resté relativement stable avec en moyenne 2 750 cas par an, avant de nettement augmenter en 2012 (année où le chômage est passé sous les 8%, une première dans l’histoire selon les chiffres de l’OCDE) avec 3287 cas relevés. Depuis, ce chiffre a très légèrement diminué pour atteindre les 3 161 cas l’an passé.
De surcroît, si le nombre brut a effectivement légèrement augmenté depuis 2012, le taux de suicide (pour 100 000 habitants) a lui aussi diminué, eu égard à la croissance démographique, passant de 4,27 à 3,89. Des chiffres qui, vus de France, laissent rêveurs : en 2014 (derniers chiffres disponibles), l’Hexagone a enregistré 8 885 suicides, soit un taux de 14,9 pour 100 000 habitants.