Par noms et chiffres : un documentaire révèle des liens secrets entre le Qatar et la Fraternité en Europe
« Qatar, guerre d’influence sur l’Islam d’Europe », le documentaire de Georges Malbrunot et Christian Chesnot sera diffusé ce jeudi soir à 22h15 sur la Une.
Pendant deux ans, les deux journalistes français ont enquêté sur l’influence religieuse exercée par le Qatar, sur le continent européen. Ils se sont intéressés en particulier à l’ONG Qatar Charity qui a financé dans plusieurs pays européens (dont la Belgique, la France, l’Allemagne, l’Italie), 140 projets, parmi lesquels des mosquées, des centres culturels et des écoles, tous liés au courant politico-religieux des frères musulmans.
Pour Georges Malbrunot et Christian Chesnot, qui ont eu accès à des « milliers de documents confidentiels grâce à un lanceur d’alerte » ce financement Qatari, bien qu’il soit légal, reste opaque. Il révèle un programme de prosélytisme de l’Islam politique dans toute l’Europe, dont il faut s’inquiéter.
En avril 2019, cette enquête avait été publiée chez Michel Lafon sous le titre ‘Qatar papers : comment l’émirat finance l’islam de France et d’Europe’.
François Burgat, directeur de recherches émérite au CNRS, à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman répond à nos questions.
Comment définir l’idéologie des Frères musulmans ?
François Burgat : C’est un courant à la fois religieux et politique. Historiquement, les Frères musulmans sont nés en 1928, en Egypte. A cette époque, aux discours anti-impérialistes, dé-colonial, ils ont ajouté une dimension culturelle. Ils ont utilisé le lexique de la religion musulmane pour continuer ce processus de mise à distance des Occidentaux, au lendemain de leur présence coloniale, puis impériale.
Depuis, les frères musulmans ont développé une capacité à mobiliser les opinions publiques dans le monde arabe, à tel point qu’ils sont sortis vainqueur de tous les scrutins consécutifs au récent Printemps arabe de 2011.
On n’a pas une définition de l’idéologie, mais on a une évaluation de ses capacités de mobilisation dans ses expressions diversifiées. Les frères musulmans représentent le courant politique, dans tout le proche orient et au Maghreb, les oppositions les plus puissantes.
Les Frères musulmans prônent-ils une idéologie modérée ou radicale, comme tente de le démontrer ce documentaire ?
François Burgat : Non, les frères musulmans ne promeuvent pas une idéologie radicale. Je vais prendre une image : non, le Général Sissi en Egypte, qu’on nous a présenté comme une alternative heureuse à Mohamed Morsi, n’est pas moins radical que M. Morsi. Les Frères musulmans sont arrivés au pouvoir par les urnes en Egypte, en Tunisie…
L’idée que les Frères musulmans sont assimilables à une idéologie radicale est fausse. C’est un argument qui est fabriqué par tous ceux qui ont à y perdre ; l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis… tous ces pays ont peur des poussées protestataires dans la région.
Tout de même, dans ce documentaire, les frères musulmans se défendent de faire du prosélytisme et les bénéficiaires démentent qu’ils sont soumis aux pressions de Qatar Charity, pour répandre l’idéologie des Frères musulmans… N’y a-t-il pas un double langage ?
François Burgat : Oui, en effet, il y a un double langage. Quand moi, islamologue, je vous parle des Frères musulmans, j’en parle de la même manière qu’au début de cet entretien, en répondant à votre première question. Mais quand on dit ‘Frères musulmans’ en France ou en Belgique, on se sauve en courant. Cette appellation a été criminalisée, et donc oui, il y a un double discours, parce qu’il y a une terminologie qui n’est pas unifiée.
Est-il vrai que le Qatar a mis en place un programme de prosélytisme de l’Islam politique dans toute l’Europe ?
François Burgat : En soi, c’est banal que des acteurs étatiques musulmans se servent du levier de la présence musulmane en France pour y affirmer leur présence. On fait la même chose à l’égard des chrétiens d’orient !
Mais cette rhétorique selon laquelle le Qatar prend le contrôle de l’Islam de France ne tient pas la route. Observons les chiffres utilisés dans ce documentaire. Effectivement, 60.000 euros… 2 millions d’euros… c’est beaucoup ! Mais nous avons fait la contre-enquête : Qatar Charity finance plus de 8000 projets dans le monde… dont des programmes humanitaires. Il n’y en a que 140 en Europe, et seulement 22 en France.
Observons le volume total des financements du culte musulman – et les auteurs du documentaire ne nous le proposent pas – dans les faits, le Qatar finance en toute légalité, moins de 1% des 2500 mosquées en France. Ce n’est pas une proportion qui permet de penser que le Qatar a fait une OPA sur la population musulmane de ce pays…
A aucun moment dans ce documentaire, on nous donne la possibilité d’établir des proportions entre le niveau d’intervention du Qatar – que je ne conteste pas – et des autres pays. Ce n’est pas une investigation scientifique, selon moi, c’est un pamphlet.
Que représente alors l’intervention qatarie comparée aux interventions de l’Arabie saoudite ou des Emirats arabes-Unis, dans le financement du culte musulman en Europe ?
François Burgat : Le Qatar est un acteur tout à fait marginal dans le champ islamique français. Il intervient après l’Algérie, la Tunisie, le Maroc, la Turquie, l’Arabie saoudite… Je rigole si on me dit que son influence est plus importante que celle de l’Arabie-Saoudite.
La criminalisation idéologique ne tient pas. Au Quatar, il n’y a pas eu d’exécution capitale depuis 2003. Comparez avec l’allié saoudien, que l’on met pourtant en valeur !
C’est trop facile de développer l’idée d’une ‘Reconquista’, d’une reconquête de l’islam, l’idée du Grand remplacement. Selon moi, ce documentaire est dangereux.
En quelque sorte, on assiste à une guerre froide à laquelle se livrent les pays du Golf depuis le Printemps arabe… surtout après les déconvenues successives des Frères musulmans, notamment avec l’éviction de l’ancien président égyptien, Mohamed Morsi, qui était un frère musulman.
François Burgat : C’est au cœur de ce documentaire. Les Emiratis veulent imposer une vision criminalisante des Frères musulmans, dont ils savent qu’ils prendraient leur place. Leur seul opposant capable de lever des majorités populaires, ce sont les Frères musulmans.
Or les Emiratis n’ont pas une capacité d’intervention dans le paysage médiatique européen… c’est l’islamophobie qui en a la capacité. Et vous allez régulièrement retrouver cette coalition des acteurs de la contre-révolution arabe, avec les porte-parole de l’Islamophobie en Europe.
Georges Malbrunot et Christian Chesnot en sont à leur troisième ouvrage anti-Qatar. Et dans ce documentaire, lorsqu’ils parlent d’un ‘lanceur d’alerte’, en réalité ce sont les services secrets émiratis qui ont demandé à des hackers américains de pirater les ordinateurs de Qatar Charity.
Ainsi, les Emiratis tentent de vendre à leurs partenaires occidentaux, l’idée que leurs principaux challengers politiques sont inacceptables, pour des raisons éthiques, idéologiques, islamologiques. Or, ce n’est pas le cas. C’est une énorme entourloupe !
Finalement, ce documentaire ne met-il pas en lumière le problème politique lié au financement en Europe des lieux de culte ?
François Burgat : Il y a en effet, un problème de financement des lieux de culte. La communauté musulmane en France ne dispose pas suffisamment de locaux lui permettant de pratiquer sa religion dans des conditions dignes et nobles, qui ne nourrissent pas la stigmatisation des membres de cette communauté… Oui, nous n’avons pas fait à la communauté musulmane la place sereine qui lui revient, eu égard à sa démographie.