Services secrets turcs : les hommes des basses œuvres du président Erdogan

Recep Tayyip Erdoğan est inamovible depuis sa nomination au poste de Premier ministre en 2003 puis son élection comme président de la République turque en 2014. Contrairement à ce qui est affirmé à l’étranger, il ne mène pas « un double jeu » mais celui qui est dans son intérêt et dans ce qu’il pense être celui de son pays. Comme ses homologues de la région, il « navigue à vue » tant la mer est mauvaise et la visibilité limitée. Ce qui est certain, c’est qu’il n’a cure des critiques extérieures et celles de l’intérieur, il les matte par la force si besoin est. C’est pour cette raison que la Turquie détient aujourd’hui le triste record du nombre de journalistes incarcérés. Mais ils sont loin d’être les seuls dans cette situation : il y a des militaires (pour remettre les officiers généraux à leur place) – à la plus grande satisfaction des « démocrates européens » qui n’ont toujours pas compris que l’armée turque était la garante de la laïcité du pays héritée de Mustafa Kemal Atatürk – puis des policiers et des juges dont la fidélité au régime a été remise en cause et enfin des intellectuels (professeurs, écrivains, journalistes, etc.) qui trouvaient le régime tout de même un peu trop autoritaire. Bien sûr, de nombreux hommes (et femmes) politiques – principalement kurdes – sont aussi sous les verrous pour « terrorisme », prétexte bien pratique pour faire neutraliser des opposants par des juges aux ordres. Il convient de reconnaître que ceux d’entre-eux qui ne respectent pas les consignes données risquent de se retrouver rapidement sans travail voire pire, emprisonnés à leur tour! Les derniers gros bataillons de personnes incarcérées sont constitués de membres – parfois supposés – de la Confrérie Gülen qui avaient aidé le parti du président, l’AKP (le Parti de la justice et du développement au minimum « inspiré » par les Frères musulmans) à conquérir le pouvoir en jetant l’armée aux oubliettes. En effet, son grand maître, Fethullah Gülen qui est réfugié aux États-Unis depuis 1999 – les mauvaises langues disent sous la protection de la CIA – déteste les militaires turcs qui ont pourchassé ses adeptes, et plus généralement les religieux intégristes dans le passé. Ainsi, jusqu’au début des années 2000, chaque année, des centaines de cadres militaires étaient remerciés pour des convictions religieuses estimées par l’état-major comme excessives. Comme Staline l’a fait avec les Trotskistes, Erdoğan s’est débarrassé des Gülenistes qui pouvaient représenter un risque pour son désir d’absolutisme. Le coup d’État militaire raté de 2016 lui a permis de maintenir le pied sur la gorge des généraux, envoyant les plus suspectés de velléités rebelles en prison et de mâter la Confrérie en l’accusant d’avoir été derrière le coup d’État. Cela reste à prouver mais en Turquie, les preuves ne sont pas vraiment nécessaires pour condamner car c’est le fait du prince – ou plutôt du « nouveau Sultan » comme il est qualifié par ses adversaires réfugiés prudemment à l’étranger -. En France, on appelait cela sous l’ancien régime les « lettres de cachet ».

Mais pour parvenir à cette longévité, Erdoğan a eu besoin d’hommes de main compétents, loyaux et énergiques dont le plus fidèle est Hakan Fidan, le chef des services secrets, le MIT Millî İstihbarat Teşkilatı, l’ »Organisation nationale du renseignement ». Ces derniers sont compétents à l’étranger mais aussi à l’intérieur. Les dirigeants politiques répugnent généralement à cette centralisation des services car leur directeur est alors très puissant et peut représenter un risque pour la stabilité du régime en place. Hakan Fidan en a fait la garde prétorienne de son maître, le président Erdoğan.

Une carrière fulgurante

En 1986, Hakan Fidan débute sa carrière à 18 ans comme sous-officier. Il démissionne en 2001 pour entreprendre de brillantes études, notamment à l’Université du Maryland aux États-Unis. Il soutiendra plus tard une thèse en anglais sur la diplomatie à l’ère de l’information à l’université de Bilkent (Turquie). Il est successivement affecté à l’Agence de l’énergie atomique (AIEA), à Vienne, puis à l’Institut des Nations Unies pour la recherche et le développement à Genève, avant de rejoindre le Centre de recherches sur l’information et la vérification des technologies de Londres. Enfin, il revient en Turquie pour prendre la tête de l’Agence turque pour l’aide au développement (TIKA).

En 2007 il est nommé sous-secrétaire d’État adjoint du gouvernement Erdoğan. La raison de cette nomination comme les convictions politiques et religieuses de Fidan restent mystérieuses car l’homme est un taiseux. Il participe alors aux premières négociations secrètes dites d' »Oslo » avec le PKK, le mouvement séparatiste marxiste-léniniste kurde (qui est aujourd’hui « apoïste » du surnom « Apo » de son leader, Abdullah Öcalan; c’est un cocktail de marxisme-léninisme agrémenté d’un zeste d’écologie, de droits des femmes et d’auto-gestion).

Il intègre le MIT en 2009 dont il est nommé directeur (sous secrétaire d’État) le 25 mai 2010. Il a seulement 42 ans ! Il abandonnera son poste un mois en 2015 pour se lancer en politique mais Erdoğan le convaincra vigoureusement de revenir au MIT car il a trop besoin de son spadassin.

Les nombreuses activités du MIT

Le problème kurde

À la tête de ce service, Hakan Fidan poursuit les négociations entamées avec le PKK jusqu’en 2011, lorsque qu’une attaque du PKK tue 13 militaires près de Diyarbakir. Cet épisode le met dans une position difficile en 2012 lorsque la justice le soupçonne d’avoir outrepassé ses droits dans les discussions entretenues avec l’Union des communautés kurdes (KCK) qui englobe le PKK. Il est vrai que la loi turque interdit officiellement tout contact avec cette organisation considérée comme « terroriste ». Pour sortir son chef des services de renseignement de cet imbroglio judiciaire absurde (les services secrets sont faits pour s’affranchir des lois sinon, ils n’ont pas besoin d’exister), Erdoğan alors Premier ministre, fait voter une loi dispensant les fonctionnaires du MIT de répondre aux requêtes de la justice sans son autorisation. Les négociations de paix peuvent alors reprendre via Öcalan incarcéré à vie sur l’île prison d’Imrali.

L’affaire se complique avec l’émergence en Syrie du  Parti de l’union démocratique (PYD), le parti kurde syrien proche du PKK. À savoir que si Ankara s’est résolu, avec le temps, à accepter l’existence d’un Kurdistan irakien autonome, l’idée même de l’établissement d’un Kurdistan syrien indépendant (le Rojava) lui est insupportable.

Plus grave encore aux yeux d’ Erdoğan, le Parti démocratique des peuples (HDP) pro-Kurdes s’est opposé en 2014 à son élection comme président de la République alors qu’il attendait de lui au moins une certaine neutralité pour les efforts qu’il avait fait pour lancer un processus de paix avec le PKK, une première du genre en Turquie. Résultat, la guerre a repris contre le PKK en 2015 et en 2018, 26 000 membres du HDP dont ses dirigeants étaient toujours incarcérés!

La Confrérie Gülen

En février 2012, le MIT détecte des micros installés au domicile et dans les bureaux du Premier ministre (c’est alors Erdoğan qui est en poste) à Ankara. Une partie de la garde personnelle du chef du gouvernement, constituée de policiers, est remerciée. Les soupçons se portent immédiatement vers la Confrérie Gülen qui n’est plus en odeur de cour, et les services de renseignement de la police gangrenés par cette organisation.

En décembre 2013, des scandales de corruption touchant le gouvernement et la famille d’Erdoğan éclatent au grand jour. La guerre est alors officiellement ouverte avec la Confrérie qui serait derrière ces révélations. Comme depuis le début des années 1990, cette dernière a profondément infiltré la police et la justice (ce qu’elle n’a pas réussi à faire avec l’armée et le MIT), des opérations de nettoyage successives sont alors lancées par le pouvoir politique turc avec, comme bras séculier le MIT. En effet, c’est ce dernier qui identifie les suspects collaborant avec le mouvement Gülen. Erdoğan, qui sent le danger d’une possible révolte du système politico-judiciaire, s’empresse de faire libérer une partie des militaires incarcérés dans le cadre de procédures précédentes dites procès « Ergenekon » et « Balyoz ». Les places en cellules n’ont pas le temps de se refroidir, elles sont prises par des juges, des policiers et des Gülenistes qui ont osé s’attaquer au clan d’Erdoğan. Ce sont là des « jeux byzantins » qui permettent à Erdoğan de contrebalancer des menaces par des contre-pouvoirs…

Le MIT se retrouve aussi chargé de pourchasser les membres de la Confrérie très nombreux à l’étranger où ils encadrent des écoles privées prisées par les classes moyennes car l’enseignement prodigué est de qualité. Ankara n’hésite pas à se livrer à une certaine forme de chantage avec les autorités politiques locales pour les faire fermer, et pire encore, pour faire extrader les encadrants gülenistes. Par exemple, en 2018, 17 pays africains avaient fermé des écoles de ce type mais aussi des pays d’Asie centrale.  Aujourd’hui, le simple soupçon d’appartenir au réseau Gülen vous envoie direct à la case prison. Des demandes d’extradition du gourou Gülen ont été délivrées aux États-Unis mais ces derniers ne répondent pas – pour le moment – à ces sollicitations. C’est un des points d’achoppement majeur entre Erdoğan et l’administration US (il y en a bien d’autres).

Israël

Sur le plan international, les relations avec Israël se détériorent considérablement en mai 2010 quand dix activistes sont tués lors de l’abordage du navire turc Mavi Marmara par des commandos de Tsahal. Ce navire tentait de rejoindre la bande de Gaza pour rompre le blocus imposé par l’État hébreu. Les relations entre les services de renseignement turcs et israéliens qui étaient excellentes dans les années 1980 – 2000 sont alors totalement interrompues. Ankara accentuera sa politique hostile à l’égard d’Israël, sans doute avec l’ambition de prendre le leadership du soutien à la cause palestinienne dans le monde musulman. Pour les Palestiniens, Erdoğan est devenu une véritable idole dont le portrait apparaît lors de manifestations.

Accessoirement, en 2013, le MIT est accusé par la presse américaine d’avoir donné à Téhéran l’identité d’agents de renseignement travaillant pour les services Israéliens opérant en Iran. Le sort des malheureux est connu : la corde. Les autorités turques démentent ces allégations mais la défiance est aujourd’hui à son paroxysme puisque Ankara entretient de bonnes relations avec Téhéran, l’ennemi incarné pour l’État hébreu.

Syrie

Comme beaucoup d’autres services de renseignement, le MIT était persuadé que le régime de Bachar el-Assad allait tomber rapidement après le déclenchement de la révolte de 2011. Erdoğan – qui pourtant s’était bien entendu avec Bachar el-Assad jusque là, ce qui était une nouveauté car des contentieux nombreux existaient entre les deux pays  -, a décidé d’apporter son aide à tous les groupes rebelles. La Turquie est devenue la base arrière pour les chefs de l’opposition syrienne qui se réunissaient régulièrement dans les grands hôtels d’Istanbul aux frais du contribuable turc mais aussi des Américains et des Européens. Plus important, les véritables activistes ont été accueillis chaleureusement dans les régions du sud-est du pays où ils ont trouvé hébergement, aide matérielle et sanitaire. Le MIT lui agissait aussi de l’autre côté de la frontière. Ainsi, le 2 janvier 2014, plusieurs de ses membres ont été interpellés à la frontière syrienne par la gendarmerie turque à bord d’un camion rempli d’armes apparemment destinées à des rebelles syriens. L’affaire a fait scandale mais a vite été étouffée, la justice locale étant dessaisie et les responsables de ce contrôle « inopportun » sanctionnés. Le journaliste qui a pris les photos de la cargaison a été arrêté pour divulgation de secrets d’État!

L’islamisation de plus en plus radicale de l’opposition à Bachar n’a pas été considérée sérieusement par Ankara qui s’est fait surprendre par la montée en puissance de Daech. Par contre, le MIT a réussi en septembre 2014 à faire libérer 46 de ses citoyens pris en otages au consulat général de Turquie à Mossoul, en Irak du Nord, par les djihadistes de Daech. Ils auraient été échangés contre une rançon et des membres du groupe État islamique « cueillis » dans les hôpitaux turcs situés à proximité de la frontière syrienne (dans le monde des services, on ne fait pas trop de cadeaux).

Des attentats ont commencé à avoir lieu en Turquie même. Le premier du 11 mai 2013 à Reyhanli (51 tués) n’a pas été revendiqué. Le premier vraiment attribué à Daech a été celui de Suruç le 20 juillet 2015 (33 tués, une centaine de blessés). Devant cette véritable « déclaration de guerre », Erdoğan qui jusque là n’avait pas autorisé l’utilisation de la base aérienne d’Inçirlik par les avions de la coalition, a changé d’avis permettant aussi l’emploi de la base de Diyarbakir. Les attentats se succèderont ensuite à Ankara (10 octobre 2015, 105 tués), à Istanbul (12 janvier 2016, 12 tués dont des touristes étrangers; 19 mars 2016, 4 tués; 1er janvier 2017, 39 tués) sans oublier celui du 20 août 2016 à Gaziantep qui a fait 57 morts. Entre-temps, la Turquie a progressivement verrouillé sa frontière avec la Syrie et les activistes ne pouvaient plus entrer ou sortir sans l’autorisation des autorités. Daech s’est retrouvé piégé et n’a plus été en mesure de mener des attentats télécommandés. L’assassinat par un policier de l’ambassadeur russe en Turquie, Andreï Karlov, le 19 décembre 2016, a été attribué au mouvement Gülen. Il semble plutôt être le fait d’un exalté solitaire voulant « venger » les musulmans tués par les forces russes en Syrie.

Un échec retentissant du MIT

Par contre, le MIT a connu un échec retentissant en Irak du Nord. L’affaire remonte à juillet 2015 lorsque Erdoğan rompt les négociations engagées avec le PKK. Il veut frapper les esprits en espérant pouvoir renouveler l’opération qui, en 1999, a permis aux services turcs d’enlever Abdullah Öcalan au Kenya, après une traque de plusieurs mois digne des meilleurs romans d’espionnage. Dans le but d’enlever un haut responsable du PKK, Fidan  est chargé d’approcher l’entourage de Cemil Bayik, membre du conseil exécutif et fondateur du PKK (avec Murat Karalayilan et Bahoz Erdal). En réalité, c’est le PKK qui tend un piège au MIT. Il est demandé à l’un des gardes du corps de Bayik de se laisser recruter par les Turcs. L’affaire marche rondement et pendant deux ans, la « source » donne à ses traitants de précieuses informations soigneusement sélectionnées par le PKK. Au moins à deux reprises, des Officiers Traitants (OT) du MIT viennent la rencontrer secrètement – du moins, c’est ce qu’ils le pensent – à Souleimaniye, la principale ville du Kurdistan irakien tenue par le l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani. Début juillet 2017, les choses s’accélèrent. En effet, la source transmet un renseignement vital : Cemil Bayik doit se rendre prochainement à Souleimaniye afin d’y recevoir des soins médicaux. C’est l’occasion rêvée pour le MIT de mener une opération commando pour l’enlever ou le neutraliser définitivement. Début août, deux OT sont envoyés dans la ville pour rencontrer la source afin de collecter les informations nécessaires à la mise sur pied de l’opération homo. Arrivés sur place, ils passent une nuit au Highcrest Hôtel. La source leur fait savoir que l’entrevue ne peut pas se tenir dans la ville car les services de sécurité de l’UPK y seraient sur le qui-vive. Une station touristique située au bord du lac Dukan près de la ville de Raniya, située entre Souleimaniye et le mont Qandil, est alors choisie. C’est un lieu idéal pour une rencontre discrète car le lac Ducan est très fréquenté durant l’été par les vacanciers kurdes qui souhaitent y trouver un peu de fraîcheur. C’est là que le 5 août, les deux OT (Erhan Pekcetin et Aydin Gunel)  sont enlevés par des hommes de PKK qui filment la scène avant de les exfiltrer vers leur repaire du mont Qandil. Les nombreux points de contrôle de l’UPK installés sur zone n’y voient que du feu. Averti de l’enlèvement, le président Erdoğan demande à l’UPK d’intervenir pour obtenir la libération de ses hommes. L’UPK échoue. En représailles, le 26 septembre, Erdoğan fait fermer le bureau de l’UPK à Ankara et expulse son chef, Bahroz Galali qui occupait ce poste depuis 2000. Dans le cadre des nouvelles bonnes relations entretenues avec Ankara, Téhéran est aussi sollicité mais sans rencontrer plus de succès, le PKK ne cédant sur rien. Les deux otages auraient déclaré à leurs gardiens que l’assassinat de trois militantes kurdes à Paris, en janvier 2013 était l’œuvre du MIT, information à prendre avec précaution. La presse n’a ensuite plus entendu parler de ces deux OT turcs (toutes les hypothèses sont envisageables).

Aujourd’hui, le MIT, service secret particulièrement efficace et opérationnel (même s’il a connu des échecs comme celui cité ci-avant) est totalement engagé en Syrie, particulièrement le long de la frontière et dans la province d’Idlib où il viendrait en soutien de différents mouvements rebelles. Par contre, Ankara a compris – comme les Occidentaux – que le régime de Damas ne tombera pas dans un avenir prévisible et qu’il convient de « faire avec ». Le MIT joue de ses liens privilégiés entretenus avec Moscou et avec Téhéran pour placer ses pions. Le grand problème de la Syrie étant la reconstruction du pays, il n’est pas exclu que la Turquie n’y participe pas (elle a les entreprises du génie civil pour cela) dans la mesure où elle est autorisée à contrôler la frontière pour mettre en espace entre le PYD et elle. Le MIT joue certainement un rôle de premier plan lors de discussions discrètes avec ses homologues ; c’est un des rôles méconnus des services secrets : parler aux « infréquentables ».

La Turquie, pays aux paysages merveilleux et dont l’Histoire est aussi passionnante et mouvementée (avec des hauts et des bas) que celle de France, possède une population résiliente, rude à la tâche mais aussi une élite intellectuelle du plus haut niveau. Il faudrait juste qu’elle sorte de l’archaïsme religieux dans lequel la maintient son président pour qu’elle retrouve le rang qui est naturellement le sien : un des tout premiers dans la région.

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